Quand on lit Aristote dans son texte, on est frappé par la fréquence du retour d'expressions comme « la science de la chose », « à partir de la chose elle-même », « dans la nature de la chose » ; les physiciens présocratiques n'ont pu deviner l'essence, dit Aristote, que parce qu'ils ont été « poussés par la chose elle-même ». Si ce retour insistant ne se manifeste pas toujours dans la version française du texte, c'est parce que le terme grec de pragma/ recueille en lui tout un faisceau de sens que la traduction fait éclater en termes distincts : se traduit par chose, mais aussi par cause, au sens juridique du terme, et par affaire. recouvre donc le champ des choses naturelles, mais aussi celui de la politique ; qui est l'affaire de tous et la cause d'un chacun, et que les Anciens nommaient « affaires communes » et « chose publique ». Ce sens anthropologique s'est oblitéré de nos jours, si bien que la signification de est beaucoup plus large que celle du vocable moderne de chose.
La largeur du champ de invite à faire porter l'analyse sur l'ensemble de l'oeuvre d'Aristote. Sous son aspect négatif d'abord, avec la critique de là sophistique et du platonisme ; sous son aspect positif ensuite, tel qu'il se déploie en trois perspectives essentielles : la relation de l'homme aux choses par la connaissance ; la nature propre de la chose concrète telle qu'elle subsiste par soi dans la nature ; la réalité politique, qui certes est l'oeuvre de l'homme, mais qui aussi subsiste à l'extérieur de lui dans la Cité d'une manière autonome comme ré-publique.
On sait que les textes publiés par le Stagirite ont été perdus, et que le Corpus est constitué de notes de cours rédigées à des époques différentes. C'est dire que le philosophe méditant les écrits d'Aristote ne peut faire l'économie de considérations philologiques, lesquelles ne sont pas ici surcharge érudite mais font corps avec l'interprétation. Ainsi, l'étude précise de l'évolution d'Aristote dans sa théorie du sentir éclaire la genèse du traité De l'âme et invite à reconsidérer le problème de la date de sa rédaction.
On résume souvent par le mot de « réalisme » l'inspiration de la pensée d'Aristote, réalisme « naïf » ajoutent certains naïfs pour désigner une pensée parfaitement au fait de ses présupposés. Mais si le réalisme se définit comme visée du réel, il se trouve affecté d'une énorme ambiguïté puisque la réalité est ce que tente d'exprimer toute philosophie. Une inspiration philosophique va donc se caractériser par le lieu particulier où elle invente de situer ce réel énigmatique ; si Aristote ramène la philosophie du ciel sur la terre c'est parce que, refusant de voir ce réel dans un monde idéal séparé, il veut lire l'essence dans les choses de ce monde, les . Le recours ici fait, à travers la pensée d'Aristote, au sens ancien de vise à revaloriser la notion de chose, à lui redonner l'ampleur qu'elle a perdue en se bornant à désigner de nos jours l'objet simplement inerte.
Sextus Empiricus (IIe-IIIe s. ap. J.-C.) est le dernier philosophe sceptique de l'Antiquité et le seul dont l'oeuvre soit en grande partie conservée. Son Contre les dogmatiques prend pour cible la connaissance philosophique. Cet ensemble de traités très argumenté est articulé suivant la distinction, d'époque hellénistique, entre trois parties de la philosophie, la logique, la physique et l'éthique. On donne ici la première traduction française de la première et plus importante partie de cet ouvrage, le Contre les logiciens, qui conteste la possibilité même de connaître. Prenant appui sur la distinction entre « choses apparentes » et « choses cachées », Sextus Empiricus traite en premier lieu du « critère de la vérité » ou des voies d'accès à la connaissance des choses apparentes. Un long développement doxographique qui conduit des philosophes présocratiques aux Stoïciens, aux Épicuriens et aux Académiciens précède l'exposé des arguments qui plaident en faveur de l'inexistence d'un tel critère. Au livre II, Sextus Empiricus met en question, à propos des choses cachées, le « vrai » lui-même, avant de faire ressortir la faiblesse de l'inférence sémiotique et celle de la démonstration. L'ouvrage porte ainsi à notre connaissance tout à la fois des doctrines dogmatiques - comme la logique stoïcienne - auxquelles nous aurions moins accès sans son témoignage, et une bonne partie de l'argumentaire sceptique déployé depuis la renaissance du pyrrhonisme, à l'époque d'Énésidème, qui serait autrement perdue.
Répartis sur un millénaire et demi, les récits ici rassemblés disent comment la Bible hébraïque est devenue un livre grec. La Lettre d'Aristée fut rédigée avant l'ère chrétienne en Égypte. Avec un art très sûr, elle met en scène un roi macédonien désireux d'enrichir la fameuse bibliothèque d'Alexandrie. Soixante-douze lettrés venus de Jérusalem collaborent pour traduire la Torah d'hébreu en grec. Destinée à acquérir une renommée immense dans le judaïsme, puis à influencer fortement les doctrines du christianisme, cette traduction sera appelée la Bible des Septante.
Au IVe siècle, le Traité des Poids et Mesures d'Épiphane de Salamine, mis ici en français pour la première fois, reprend le récit en l'enrichissant de détails merveilleux. Il s'agit de montrer que la Septante est la plus ancienne traduction de la Bible et la meilleure. Car il en existe désormais d'autres, qui lui disputent la place et dont il faut aussi exposer l'origine.
La troisième partie retrace les échos de ces récits dans les textes grecs, latins, hébreux, syriaques et arabes, jusqu'au XVe siècle. Avec ce livre, le lecteur a en main de quoi suivre tout le développement de la légende entourant la Septante et les autres traductions dans l'Antiquité et le Moyen Âge byzantin et oriental. Il peut apprécier ce que l'on savait et ce que l'on croyait, aux différentes époques, sur les origines de la Bible grecque.
Laurence Vianès est maître de conférences en langue et littérature grecques à l'Université de Grenoble-Alpes. Ses recherches concernent la Septante ainsi que l'exégèse des prophètes bibliques chez les auteurs chrétiens anciens.
Les trois opuscules réunis dans ce volume concernent les sciences de la terre. Le plus célèbre, Du monde, centré sur l'organisation du cosmos, se présente sous la forme d'une lettre à Alexandre, sans doute le roi de Macédoine. L'authenticité de ce texte a depuis longtemps été mise en cause par nombre de spécialistes, mais l'agitation savante ressurgie dans les années 1970 lui a fait gagner en notoriété. Le traité sur les vents, bref fragment conservé de l'abondante littérature anémologique des Grecs, est lui aussi pseudo-aristotélicien.
C'est le traité Des plantes qui a connu l'histoire la plus mouvementée, au grand amusement des philologues: il fut composé en grec, sans doute par le péripatéticien Nicolas de Damas (1er s. av. J.-C.). On l'a perdu sous cette forme, mais il fut traduit en syriaque, puis en arabe, puis en hébreu et en latin, puis en grec. Cette version traduit le latin d'Alfred de Sareshel (XIIe-XIIIe s.), qui joua un rôle fondamental dans la diffusion de la pensée d'Aristote en Occident.
Ces deux traités pseudo-aristotéliciens intéresseront les historiens de la philosophie et des mathématiques. Les Problèmes mécaniques concernent la mécanique théorique : ils n'ont pas pour but la construction de machines, mais explorent sous forme de questions les principes mathématiques susceptibles de rendre compte des dispositifs que le génie humain met en place pour mouvoir, sous l'action d'une faible force, des masses parfois considérables. Quantité d'observations concrètes, empruntées au monde des artisans et des marins, font ainsi l'objet d'un questionnement théorique qui place le levier et les propriétés du cercle au centre des explications. Le traité Des lignes insécables propose, quant à lui, de réfuter point par point les arguments mis en avant par les partisans de la théorie des lignes insécables, sans doute forgée par les disciples de Platon pour échapper aux conséquences de la divisibilité illimitée des grandeurs.
Michel Federspiel (1941-2013) a enseigné le grec à l'Université de Clermont-Ferrand. Il était traducteur de textes scientifiques et techniques (Apollonius de Pergé, Eutocius d'Ascalon, avec M. Decorps-Foulquier), spécialiste de la langue des mathématiques grecques, et a exploré en particulier des corpus techniques à la tradition méconnue. Il traduisit en 1969 l'ouvrage d'Árpád Szabó, Les débuts des mathématiques grecques.
Micheline Decorps-Foulquier est professeur de Grec à l'Université de Clermont-Ferrand. Spécialiste de l'histoire des textes mathématiques grecs, elle a publié une histoire du texte grec et l'édition des Livres grecs I-IV des Coniques d'Apollonius de Pergé, ainsi qu'une édition d'Eutocius d'Ascalon.
D'attribution incertaine, les trois traités réunis dans ce volume ont pris place depuis la Renaissance dans les éditions des oeuvres complètes d'Aristote. Ils touchent au domaine de la philosophie naturelle et de la médecine. L'opuscule Des couleurs décrit les couleurs simples dans leurs rapports avec les éléments, les couleurs composées et leurs infinies variations sous différents effets, puis les teintes des végétaux et des animaux. Ce traité fut traduit par Goethe dans une collection de notices sur l'histoire de la couleur de l'Antiquité au XVIIIe siècle. L'auteur du traité Des sons analyse quant à lui le phénomène de la production du son par la voix et par les instruments, le rôle des organes dans sa production et la question de sa propagation. Dans le sillage de l'oeuvre biologique d'Aristote, l'opuscule Du souffle envisage la théorie du souffle inné, le rôle de la respiration, la théorie de la pulsation, la nourriture des tendons et des os, le rapport de l'âme avec le souffle et le chaud, et les problèmes posés par les animaux dépourvus de poumons et de sang.
Michel Federspiel (1941-2013) a enseigné le grec à l'Université de Clermont-Ferrand. Il était traducteur de textes scientifiques et techniques (Apollonius de Pergé, Eutocius d'Ascalon, avec M. Decorps-Foulquier), spécialiste de la langue des mathématiques grecques, et a exploré en particulier des corpus techniques à la tradition méconnue. Il traduisit en 1969 l'ouvrage d'Árpád Szabó, Les débuts des mathématiques grecques.
Jean-Yves Guillaumin est professeur émérite de latin à l'Université de Franche-Comté. Spécialiste d'histoire des sciences et des techniques, il a édité un très grand nombre de textes latins, comme les arpenteurs romains, Martianus Capella et Boèce pour la C.U.F.
Très tôt dans la littérature grecque apparaît l'idée que certains textes « résonnent » entre eux et que d'autres, au contraire, sont en dissonance. Les commentateurs des Classiques postulent leur harmonie parfaite pour les éditer ou pour les interpréter, tandis qu'ils s'interrogent sur leur accord ou leur désaccord avec d'autres auteurs. Dans l'écriture de l'histoire, l'accord des sources est souvent allégué comme un critère de vérité. Les philosophes réfléchissent à la concorde ou au dissentiment qui règnerait chez les grands maîtres, dans les écoles qu'ils ont fondées, ou entre courants philosophiques. Les juifs puis les chrétiens poursuivent ce questionnement sur la concorde des textes et des doctrines en l'appliquant au texte biblique, dans son rapport à lui-même ou aux textes non bibliques. À la volonté d'interpréter, de comprendre et de juger s'ajoute au cours du temps un souci de systématisation qui s'impose de plus en plus aux lettrés de l'Antiquité, mais qui ne fera jamais disparaître l'intention profonde de ces réflexions sur l'accord : établir la vérité des textes ou des idées qu'ils sont censés exprimer. Cet axe fondamental de la pensée grecque, qui culmine dans l'oeuvre du chrétien Origène (v. 185-v. 254), n'est donc pas seulement au coeur de la genèse du comparatisme et du concordisme comme attitudes intellectuelles. Lié à une certaine représentation de la vérité, pensée comme fille du consensus, il constitue une page essentielle dans l'histoire de nos pratiques de véridiction, écrite par des « païens », des juifs puis des chrétiens, qui, au-delà de leurs divergences religieuses, étaient tous des auteurs grecs. Ce livre est consacré à la préhistoire d'une histoire plus longue. Il s'arrête juste avant l'apparition du néoplatonisme et quelques décennies avant le « siècle d'or » de la patristique, deux traditions qui, l'une du côté païen, l'autre du côté chrétien, écriront une autre page des rapports entre concorde et vérité.