À moins d'être un Leonard Cohen sur le tard, le poète ne saurait reprendre jusqu'à l'épuisement combien il aime et combien il aimerait être aimé tout autant en retour. Il sait regarder autour de lui, sait tendre la main tout comme il sait gueuler ses détestations. Il rêve parfois, construit ses carapaces, donne la parole à qui veut se confier, prête aussi sa voix, de sorte qu'à l'usure le lecteur ne sait plus quel timbre est le sien ou tel autre. Ce brouillage profite à la confusion des haleines.
Afin d'atténuer cette confusion, le recueil est divisé en deux parties : l'« haleine amène » suivie de l'« haleine amère ». Bien malin qui saura démêler ce qui appartient en propre à chacune. Mais là aussi réside tout à la fois le secret à peine révélé du poème et l'accueil imprévisible de la lecture. D'où le titre: Doublures. Mais le grain de la voix porteuse est évoqué par les sous-titres.
Il y est question de gageure, de mise, de coup de dés, du dieu Janus, du bout de la langue, de la maladie, et encore plus.
« J'ai été en contact avec la maladie mentale dans ma jeunesse, tel un témoin au regard vierge. Rendre compte de cette expérience et surtout tâcher de comprendre pourquoi elle m'habite encore après une dormance de plusieurs décennies, me pressent. Quelles fibres intimes vibrent avec insistance, et pourquoi ? L'idée de reconstituer un parcours de vie est alors tentante, quoique répandue. Fiction ou réflexion ? Qu'importe. Ni l'une ni l'autre ne se fait linéaire, bien que se dessine petit à petit le destin d'un personnage. Dans le cas d'une réflexion sur soi, la gageure consiste à deviner qui l'on est. »
Un ton, une écriture, un humour, très singuliers et qui ne ressemblent à rien d'autre. Il s'agit de poèmes en prose relativement courts, qui se présentent sous forme de petits tableaux mettant des personnages « en situation », et qui, toutes choses égales, font parfois penser aux Richesses naturelles d'un Obaldia, ou a tel texte de Michaux. Mais c'est ici plus corrosif, dans une dimension plus tragique. Il y a, en outre, un sens de l'image plastique extrêmement développé, un goût de la vision baroque, un jeu subtil sur le langage, une invention de mots composés, tout cela toujours dans la distance et la lucidité d'un absurde perçu avec beaucoup d'acuité. Oui, tant par le langage même que par le rythme - souvent brisé de l'écriture - nous sommes là en présence d'une poésie très originale - dérangeante - assez terrible au fond.
Le recueil est articulé autour de trois propos distincts : le vieillissement et la mort qui rôdent et menacent les proches, le désir d'ouvrir les frontières du quotidien et l'idée que la vraie vie ne peut être qu'en soi.
La dernière partie nous entraîne du côté de la prose, à mi-chemin du vers et de la phrase, de l'image forte et du récit, de l'espace fulgurant et du temps de la narration.
Ce recueil de poésie offre deux moments d'écriture que séparent plus d'une quinzaine d'années.
Le premier évoque diverses expériences de lecture du monde au fil du quotidien. Il se présente comme une avancée continue qui va de la description tranquille de tableaux ou de paysages (la terre, la lumière, la marche, les couleurs, le vent) à l'évocation paisible d'émotions familières, en passant par des moments plus turbulents, davantage conformes à ce que charrie communément l'idée de désir.
La deuxième partie reprend la figure emblématique de ce que l'histoire littéraire a retenu sous le nom de poète maudit. On le présente fougueux - certains s'y reconnaîtront peut-être -, au coeur de ce que l'écriture et la lecture peuvent avoir de «paradoxal».
Les «ombres passantes» se manifestent ici et là sans même qu'on les appelle. Quant au «projet informulé», il est le lot de quiconque ferme la marche et sent farouchement le besoin de bouger à nouveau, comme s'il était resté au seuil de ce qui veut naître.
L'univers des phobies est en expansion et son exploration infinie. Si certaines de ses formes les plus répandues, telles que l'agoraphobie et la claustrophobie, font partie des terres connues, d'autres variétés plus rares ne laissent pas de surprendre l'amateur chanceux qui les découvre. Qu'en fera-t-il ? Les nouvelles et poèmes réunis dans ce numéro de Moebius vous proposent, certes, une vaste panoplie de dérèglements tous fondés sur la peur et l'obsession. Mais l'objet ici importe moins que la manière, inventive et variée, avec laquelle chacun des auteurs a su prendre la chose dans ses filets. Après tout, la phobie est un art.
Un numéro piloté par Jean Lejeune