Une journée de la vie quotidienne, douche et petit déjeuner compris, à "L'Age d'or", maison de retraite banale pour personnes âgées. Trois vieillards, auxquels le narrateur s'adresse alternativement, vouvoyant les deux premiers qui forcent encore le respect, tutoyant le dernier, comme si l'extrême vieillesse et ses avatars l'avaient rendu vulgaire, malsain, informe. Comment s'occupe l'homme de quatre-vingt-huit ans, qui se laisse appeler "Papi" ? Comment prend-il goût aux repas quand ses papilles sont usées ? A quoi rêve-t-il encore quand on le toilette ? A quelles coquetteries s'adonne la vieille dame qui ne manqua jamais de rien et qui refuse d'être appelée "Mamie" pour ne pas être dépouillée d'une dernière identité ? A quel abandon s'expose le futur centenaire dont la tête est fatiguée et qui sert de mascotte débile à "L'Age d'or" ? L'ennui, la solitude, la gêne, l'amnésie, la peur, mais aussi les ressources invraisemblables qui permettent de les combattre, Régine Detambel a trouvé tout cela chez ces personnages qu'elle a côtoyés, touchés, écoutés. Elle veut, non pas les montrer dans le rôle naïf que leur assigne l'imagerie sociale, celui de gardiens des coutumes et des trésors familiaux, mais laisser d'eux une trace littéraire.
Durant des années Coline a imaginé, pensé, cousu, brodé une robe de mousseline et de soie, la « Robe fantaisie ». La dernière retouche faite, l'épreuve de patience terminée, il faut trouver la femme digne de porter cette oeuvre d'art, ce fruit de l'obsession. C'est à la terrasse d'un café, au milieu d'un groupe d'adolescentes, que la modéliste croit la reconnaître. Frédérique se montrera-t-elle digne de la robe, minutieux travail de broderie symbole d'une fidélité courtoise ? Enveloppe presque chamelle d'une aventure amoureuse empoisonnée par les ruptures et les plaies anciennes, la « Robe fantaisie » s'anime, s'humanise, puis redevient métaphore. Une oeuvre où le vertigineux exercice d'écriture, où le carcan stylistique, s'effacent, pour devenir aussi invisibles que la trame d'une soierie laissant surgir une profonde émotion dramatique et des images sensuelles qui donnent au talent de Régine Detambel une force exceptionnelle.
Une classe de quatrième, la quatrième « orange », du dortoir à la cour de récréation. L'école de la nuit et du jour. Acteur et témoin, le choeur monolithique, monocorde, des jeunes pensionnaires qui oeuvrent avec soin à la destruction du bouc émissaire qu'elles se sont choisi. Saligia, une élève bien différente des autres, sorte de poupée malade et favorite des religieuses pour des raisons qui lui échappent, engagée avec la responsable de l'établissement dans une relation amoureuse qu'elle ne peut concevoir, est le souffre-douleur nécessaire à l'harmonie de la classe. La Quatrième orange, c'est l'adolescence enfermée dans un pensionnat, et d'autant plus sciemment, redoutablement cruelle. Trente et une élèves, un dortoir, une soeur vêtue de noir, un professeur de gymnastique et une corde lisse travaillent à l'accomplissement du drame. Après Le Long Séjour, où Régine Detambel relatait sans complaisance une journée dans une maison de retraite, La Quatrième orange vient en écho, une vie plus tôt.
Joachim - les Mosellans disent Jochem - est né en Lorraine sur la frontière où la France et l'Allemagne, chacune à son tour, s'établissent et veulent vaincre. Là, il y a des mines de charbon, du fer, des filons douloureux et salissants, des crassiers et des drames souterrains. Les hommes ont les poumons scintillants de poussière. Les vaches lèchent des blocs de sel gemme. Mais Joachim n'a pas connu le soir. Il n'a pas vécu un jour entier. Il faut entretenir sa tombe, en chasser les insectes et les fleurs vénéneuses. Il faut l'aider à franchir les saisons sous la terre, lui apprendre la couleur de la route, l'exode, le goût du pain de soldat, le sifflement de l'obusier. Alors, comme saint Nicolas le fit des glaneurs, sa soeur le ressuscitera.
Ce terne orchestre municipal assoupi dans sa médiocrité se laissera-t-il réveiller par la baguette d'un nouveau chef, capable de le transporter jusqu'au point de métamorphose alchimique où se rassemble et naît une oeuvre musicale ? Ou bien, grignoté par des ressentiments mesquins, des querelles futiles, asphyxié de paresse, retombera-t-il, haineux, dans le silence ? Cet amant résigné à la disparition de sa maîtresse permettra-t-il à une collection de timbres datée de 1963 de stimuler sa mémoire et de guider, vignette par vignette, son imagination ensorcelée jusqu'au lieu magique où la bien-aimée pourrait resurgir ? Ou, découragé, refermera-t-il trop tôt l'album, inscrivant définitivement en lui le creux du vide et de l'absence ? La création qui s'ébauche et se délite, qui se constitue et s'effrite et tend désespérément à la vie, tel est le thème des deux premiers récits d'un jeune écrivain qui, lui, bat d'une main ferme les premières mesures de son oeuvre.
Dans le décor de machines proliférantes et de papiers en folie d'une imprimerie désaffectée, un sculpteur modeste mais obstiné tourne autour d'un bloc de diorite dont il rêve de faire « son » oeuvre. Chez lui, devant l'armée rangée en ordre de bataille des vingt-six lettres de l'alphabet, un écrivain, frère trumeau de Bouvard et Pécuchet, friand de recettes parodiques qu'il lui est impossible d'appliquer, dresse néanmoins la liste qu'il voudrait exhaustive des manières et des thèmes. Mais le livre ricane et montre l'écrivain du doigt. Mais la pierre, par surprise, saute sur le sculpteur, investit la main qui l'a créée et, geôlière impitoyable, prisonnière acharnée, l'entraîne dans un tour du monde effréné. Jeune écureuil littéraire qui bâtit son oeuvre à elle, totalement personnelle, avec des matériaux détournés - pastiches, emprunts, citations, labyrinthes borgésiens, puzzles à la Perec, silences à la Sarraute ou jeux oulipiens - Régine Detambel poursuit ici sa recherche poétique et moqueuse.