Une journée de la vie quotidienne, douche et petit déjeuner compris, à "L'Age d'or", maison de retraite banale pour personnes âgées. Trois vieillards, auxquels le narrateur s'adresse alternativement, vouvoyant les deux premiers qui forcent encore le respect, tutoyant le dernier, comme si l'extrême vieillesse et ses avatars l'avaient rendu vulgaire, malsain, informe. Comment s'occupe l'homme de quatre-vingt-huit ans, qui se laisse appeler "Papi" ? Comment prend-il goût aux repas quand ses papilles sont usées ? A quoi rêve-t-il encore quand on le toilette ? A quelles coquetteries s'adonne la vieille dame qui ne manqua jamais de rien et qui refuse d'être appelée "Mamie" pour ne pas être dépouillée d'une dernière identité ? A quel abandon s'expose le futur centenaire dont la tête est fatiguée et qui sert de mascotte débile à "L'Age d'or" ? L'ennui, la solitude, la gêne, l'amnésie, la peur, mais aussi les ressources invraisemblables qui permettent de les combattre, Régine Detambel a trouvé tout cela chez ces personnages qu'elle a côtoyés, touchés, écoutés. Elle veut, non pas les montrer dans le rôle naïf que leur assigne l'imagerie sociale, celui de gardiens des coutumes et des trésors familiaux, mais laisser d'eux une trace littéraire.
Joachim - les Mosellans disent Jochem - est né en Lorraine sur la frontière où la France et l'Allemagne, chacune à son tour, s'établissent et veulent vaincre. Là, il y a des mines de charbon, du fer, des filons douloureux et salissants, des crassiers et des drames souterrains. Les hommes ont les poumons scintillants de poussière. Les vaches lèchent des blocs de sel gemme. Mais Joachim n'a pas connu le soir. Il n'a pas vécu un jour entier. Il faut entretenir sa tombe, en chasser les insectes et les fleurs vénéneuses. Il faut l'aider à franchir les saisons sous la terre, lui apprendre la couleur de la route, l'exode, le goût du pain de soldat, le sifflement de l'obusier. Alors, comme saint Nicolas le fit des glaneurs, sa soeur le ressuscitera.
Ce terne orchestre municipal assoupi dans sa médiocrité se laissera-t-il réveiller par la baguette d'un nouveau chef, capable de le transporter jusqu'au point de métamorphose alchimique où se rassemble et naît une oeuvre musicale ? Ou bien, grignoté par des ressentiments mesquins, des querelles futiles, asphyxié de paresse, retombera-t-il, haineux, dans le silence ? Cet amant résigné à la disparition de sa maîtresse permettra-t-il à une collection de timbres datée de 1963 de stimuler sa mémoire et de guider, vignette par vignette, son imagination ensorcelée jusqu'au lieu magique où la bien-aimée pourrait resurgir ? Ou, découragé, refermera-t-il trop tôt l'album, inscrivant définitivement en lui le creux du vide et de l'absence ? La création qui s'ébauche et se délite, qui se constitue et s'effrite et tend désespérément à la vie, tel est le thème des deux premiers récits d'un jeune écrivain qui, lui, bat d'une main ferme les premières mesures de son oeuvre.