"En fait, j'aurais tout aussi bien pu ne pas écrire. Après tout, ce n'est pas une obligation. Depuis la guerre, je suis resté un homme discret ; grâce à Dieu, je n'ai jamais eu besoin, comme certains de mes anciens collègues, d'écrire mes Mémoires à fin de justification, car je n'ai rien à justifier, ni dans un but lucratif, car je gagne assez bien ma vie comme ça. Je ne regrette rien : j'ai fait mon travail, voilà tout ; quant à mes histoires de famille, que je raconterai peut-être aussi, elles ne concernent que moi ; et pour le reste, vers la fin, j'ai sans doute forcé la limite, mais là je n'étais plus tout à fait moi-même, je vacillais, le monde entier basculait, je ne fus pas le seul à perdre la tête, reconnaissez-le. Malgré mes travers, et ils ont été nombreux, je suis resté de ceux qui pensent que les seules choses indispensables à la vie humaine sont l'air, le manger, le boire et l'excrétion, et la recherche de la vérité. Le reste est facultatif."
Avec cette somme qui s'inscrit aussi bien sous l'égide d'Eschyle que dans la lignée de Vie et destin de Vassili Grossman ou des Damnés de Visconti, Jonathan Littell nous fait revivre les horreurs de la Seconde Guerre mondiale du côté des bourreaux, tout en nous montrant un homme comme rarement on l'avait fait : l'épopée d'un être emporté dans la traversée de lui-même et de l'Histoire.
"Poutine est un homme qui au XXIe siècle mène une guerre du XXe pour atteindre des objectifs du XIXe."
"La polémique est un genre dont je me méfie vivement, et que je pratique avec parcimonie. Je n'ai jamais pensé que le fait d'avoir écrit des livres, d'être considéré, d'une certaine manière, comme une personne publique, donnait le droit d'exprimer ses opinions à tout vent. Mais parfois l'on n'a pas le choix ; parfois, le silence équivaut à la complicité. Lorsqu'un pays en agresse un autre, comme la Russie a agressé l'Ukraine ce 24 février 2022, se taire serait faire le jeu de l'agresseur, serait trahir l'agressé. Cela vaut d'autant plus lorsqu'on a passé des années dans les deux pays, lorsqu'on y a des amis, des deux côtés. Pour les uns, comme pour les autres, il importe de choisir son camp."
J.L.
'J'avais cessé de nager et je flottais, tournée maintenant sur le dos, la tête toujours orientée vers le large, le visage ouvert à la promesse du soleil. Les vagues me ballottaient, me portaient comme un nouveau-né débordé par le flux des sensations, vagissant de bonheur et d'angoisse.'
Chapitre après chapitre, un narrateur sort d'une piscine, traverse un couloir et ouvre une porte. Derrière chacune, un nouveau territoire où se jouent à l'infini les rapports humains les plus élémentaires : la famille, le couple, la solitude, le groupe et la guerre. Le narrateur y prend part, jusqu'à épuisement, avant de replonger dans la piscine. Et de recommencer.
Douze ans après le succès mondial des Bienveillantes, ce roman fascinant marque le grand retour de Jonathan Littell à la littérature.
"En dormant, je me disais : il faudrait écrire sur ça et sur rien d'autre, ni sur les gens ni sur moi, ni sur l'absence ni sur la présence, ni sur la vie ni sur la mort, ni sur les choses vues ou entendues, ni sur l'amour, ni sur le temps. Déjà, cela avait toute sa forme."
De 2007 à 2012, Jonathan Littell a publié, en toute discrétion, quatre petits livres aux Éditions Fata Morgana. Beaux livres non coupés, peu lus, jamais recensés : laboratoire parfait pour un écrivain qui, comme Kafka, tend à penser "qu'il ne peut jamais y avoir assez de silence autour quand on écrit".
Cette lente période d'élaboration a finalement abouti à l'écriture et à la publication en 2018, aux Éditions Gallimard, d'Une vieille histoire, nouvelle version follement proliférante du dernier récit de ce volume.
« Ceci est un document, pas un écrit. Il s'agit de la transcription, la plus fidèle possible, de deux carnets de notes que j'ai tenus lors d'un voyage clandestin en Syrie. Ces carnets devaient au départ servir de base pour les articles que j'ai rédigés en rentrant. Mais peu à peu, entre les longues périodes d'attente ou de désoeuvrement, les plages de temps ménagées, lors des conversations, par la traduction, et une certaine fébrilité qui tend à vouloir transformer dans l'instant le vécu en texte, ils ont pris de l'ampleur. C'est ce qui rend possible leur publication. Ce qui la justifie est tout autre : le fait qu'ils rendent compte d'un moment bref et déjà disparu, quasiment sans témoins extérieurs, les derniers jours du soulèvement d'une partie de la ville de Homs contre le régime de Bachar al-Assad, juste avant qu'il ne soit écrasé dans un bain de sang qui, au moment où j'écris ces lignes, dure encore. »
Jonathan Littell a passé deux semaines et demie à Homs, au coeur des quartiers opposés au régime syrien. C'est, on le sent page après page, un texte écrit dans des conditions extrêmes, où les protagonistes, à chaque instant, jouent leur vie. Constituant un documents tout à fait unique, véritable enquête sur le terrain, ces carnets témoignent de la vie quotidienne du peuple en révolte de la ville de Homs, de la résistance des déserteurs de l'Armée syrienne libre, et des atrocités commises par les forces gouvernementales.
"Un endroit, qu'est-ce que c'est ? Un endroit où il s'est passé des choses, des choses horribles ? Un lieu concret, dont on a effacé ou dont on efface encore les traces, mais qui reste chargé de mémoire, une mémoire enfouie comme l'ont été les corps, repliée sous des sols lissés ?
L'Ukraine, depuis longtemps, est remplie de ces "endroits inconvénients" qui embarrassent tout le monde : crimes du stalinisme, crimes nazis, crimes des nationalistes, crimes russes, les tueries se suivent sur ce territoire meurtri qui n'aspire qu'à une forme de paix et de normalité.
Avec Antoine d'Agata, j'avais commencé, avant l'invasion russe de l'Ukraine, à arpenter Babyn Yar, le site du massacre en 1941 des Juifs de Kyiv, puis de dizaines de milliers d'autres victimes. La guerre est venue interrompre notre travail. Il a repris assez vite sous une autre forme, à un autre endroit, la petite ville de banlieue de Boutcha, devenue tristement célèbre après la découverte des atrocités perpétrées là par les forces d'occupation russes.
De nouveau, un endroit où il s'est passé des choses ; de nouveau, un endroit dont on efface les traces aussi vite que possible. Circulez, circulez.
Comment donc écrire, comment photographier quand il n'y a littéralement rien à voir, ou presque ?"
J. L.