Dix ans déjà ont passé depuis que notre collègue et ami, l'historien Bertrand de Lafargue, nous a quittés, et l'on peut se demander quelles raisons nous ont conduits à lui rendre aujourd'hui un hommage si tardif à travers ce solide ouvrage. Ce livre résulte tout d'abord d'une volonté ancienne, celle bien sûr de témoigner notre amitié à un compagnon de nombreuses années, mais aussi et surtout volonté de mieux faire connaître le parcours singulier qui fut le sien dans le monde universitaire, ainsi que son apport scientifique à un domaine peu étudié de l'histoire européenne, celui de l'Europe nordique et de la Norvège en particulier. De là notre désir, contrairement à la coutume en vigueur, de ne pas nous limiter à une série d'hommages individuels stricto sensu et d'intégrer, comme une dimension essentielle de cet hommage, une part représentative de sa production scientifique, pour l'essentiel peu connue, au terme d'une vie scientifique trop rapidement interrompue par la mort et qui pourtant aura marqué durablement les esprits et la recherche, aussi bien en France qu'en Scandinavie, où ce dernier jouissait du fait de sa personnalité et de ses connaissances de solides amitiés.
Partir ! Fuir, franchir les mers, les frontières, est-ce aussi simple que le rêvaient les poètes du XIXe siècle ? Visage angoissé de l'exilé mille fois saisi par l'objectif du photographe lors des grandes catastrophes ; ébahissement du nouveau venu contemplant son nouveau territoire au sortir de la gare ou du port ; fierté du boursier revenant dans sa famille auréolé de la gloire académique. Ces expériences de la frontière sont au coeur de notre problématique, expériences saisies dans leur dynamique, leur ambivalence et leur fécondité. Notre propos n'est pas de comprendre comment les hommes ont créé les frontières, mais ce que celles-ci ont « fait aux hommes ». Au coeur de notre projet s'inscrit l'expérience individuelle et collective - individus, groupes, États - affrontée au franchissement des limites. De la même manière que Georges Balandier parle de « situation coloniale », risquons les termes de « situation frontalière » pour décrypter la manière dont est vécue la frontière, pour saisir la complexité des phénomènes engendrés par la séparation physique et symbolique des hommes selon des lignes de fracture qui traversent les sociétés. Expérience singulière que cette situation frontalière, configuration plastique et toujours redéfinie... Comment les acteurs sociaux et individuels se représentent-ils les frontières, comment les franchissent-ils, comment les transgressent-ils ? À toutes ces questions, cet ouvrage, né d'une réflexion pluridisciplinaire et internationale, tente de répondre. Sociologues, historiens et spécialistes de littérature apportent un regard complémentaire sur les jeux complexes des hommes, des groupes et des institutions confrontés à ce phénomène de frontière qui n'a cessé de hanter et diviser les sociétés jusqu'à devenir aujourd'hui un enjeu planétaire majeur.