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Je ne sais pas quand je me suis dit pour la première fois "mon père est fou", quand j'ai adopté ce mot de folie, ce mot emphatique, vague, inquiétant et légèrement exaltant, qui ne nommait rien, en fait, rien d'autre que mon angoisse, cette terreur infantile, cette panique où je basculais avec lui et que toute ma vie d'adulte s'employait à recouvrir, un appel de lui et tout cela, le jardin, le soir d'été, la mer proche, volait en éclats, me laissant seule avec lui dans ce monde morcelé et muet qui était peut-être le réel même. Personne est le portrait, en vingt-six angles et au centre absent, en vingt-six autres et au moi échappé, d'un mélancolique. Lettre après lettre, ce roman-abécédaire recompose la figure d'un disparu qui, de son vivant déjà, était étranger au monde et à lui-même. De 'A' comme 'Antonin Artaud' à 'Z' comme 'Zelig' en passant par 'B' comme 'Bond (James Bond)' ou 'S' comme 'SDF', défilent les doubles qu'il abritait, les rôles dans lesquels il se projetait. Personne, comme le nom de l'absence, personne comme l'identité d'un homme qui, pour n'avoir jamais fait bloc avec lui-même, a laissé place à tous les autres en lui, personne comme le masque, aussi, persona, que portent les vivants quand ils prêtent voix aux morts et la littérature quand elle prend le visage de la folie.
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Elles cherchent la chair de la perte, la chair du vide, la chair de l'abandon, elles l'ouvrent comme un fruit, elles y plantent leurs dents. Mourir est un art, comme tout le reste : elles le savent aussi. Elles contrarient leur chute par la vitesse. Elles se quittent avec passion. Elles ont en commun un art de la fugue intérieure, de multiples tangentes. Elles sont mortes plusieurs fois (je les regarde tomber). Elles vont finir par se relever (je les vois qui se battent). Elles sont construites sur des sols instables, glissants, poinçonnés. Leur volume intérieur est impressionnant, du dehors on ne pourrait le soupçonner.
Janvier 2015-janvier 2016. Quatre femmes quittent la scène, prennent la fuite : Emy Manifold, une rock star anglaise, Irini Santoni, une sculptrice grecque, Sarah Zygalski, une danseuse berlinoise, Ariane Sile, une actrice française. Grandes amoureuses, "petites folles", comme Duras le disait de Lol V. Stein, elles ne se connaissent pas mais sont reliées par un graffiti énigmatique, SMA. Une maison les accueille, des chambres claires où recomposer les figures de leur vie, une chambre noire où résonne la fureur du monde. Que faire quand on porte en soi des ruines et des gravats et que la terre se couvre de murs et de barbelés ? Où est l'asile ? Comment construire l'hacienda ? -
"... Perséphone, Fée Personne. Tu nommes pour moi la faille et l'élan, le massacre et le sacre, la vérité muette et les mots qui la scandent, le désir d'être matière et la forme à trouver. Tu condenses les corps que j'ai aimés et l'espace glacé qui les sépare. Les livres s'écrivent entre les corps. Ils naissent des révolutions fragiles qui bouleversent la chair et défont l'ordre des mots, de ces précaires mondes à l'envers. Je n'écris pas à la place de la vie. Et pas non plus depuis la place du mort. J'écris en écho à la souveraineté de certains instants vitaux, pour combler le manque où ils m'ont laissée, pour perpétuer leur intensité. Je ne sais pas d'autre façon d'en revenir, d'en sortir sans les trahir : farder leur matière, changer en monde ce qui gît sous les jupes de la terre, peindre un masque victorieux, écrire pour maquiller le cri en rire et le sexe en visage."