Les études réunies dans ce livre portent sut l'histoire de la philosophie antique, des présocratiques aux stoïciens, avec une préférence pour Aristote. L'ouvrage regroupe des articles parus dans diverses revues et des contributions à des ouvrages collectifs ; certains textes sont inédits ou inédits en français.
Entendre la parole des Anciens exige de nous un effort particulier, puisque le monde qui était le leur a disparu. Or la philosophie, bien qu'elle vise à l'universalité, fait malgré tout partie d'un monde ; elle entretient une correspondance étroite avec des formes culturelles (religion, art, littérature) qui avaient élaboré des évidences dont certaines étaient si fondamentales, si consubstantielles à l'être-grec, qu'elles allaient sans dire. La philosophie elle-même ne les énonçait pas, c'est pourquoi l'histoire de la philosophie se doit de dire ce qui, à l'origine, allait sans dire, afin de faire appréhender au lecteur actuel des évidences qui, depuis, se sont déplacées.
Faire surgir ces évidences oubliées exige que l'on se dépayse et que l'on vive soi-même dans le monde dont on parle. Démarche de patience et de douceur, qui ne cherche pas à faire comparaître les textes du passé devant le tribunal de la modernité, mais qui s'avance à l'écoute de cette parole archaïque, vers elle qui a fait tant de chemin vers nous.
Quand on lit Aristote dans son texte, on est frappé par la fréquence du retour d'expressions comme « la science de la chose », « à partir de la chose elle-même », « dans la nature de la chose » ; les physiciens présocratiques n'ont pu deviner l'essence, dit Aristote, que parce qu'ils ont été « poussés par la chose elle-même ». Si ce retour insistant ne se manifeste pas toujours dans la version française du texte, c'est parce que le terme grec de pragma/ recueille en lui tout un faisceau de sens que la traduction fait éclater en termes distincts : se traduit par chose, mais aussi par cause, au sens juridique du terme, et par affaire. recouvre donc le champ des choses naturelles, mais aussi celui de la politique ; qui est l'affaire de tous et la cause d'un chacun, et que les Anciens nommaient « affaires communes » et « chose publique ». Ce sens anthropologique s'est oblitéré de nos jours, si bien que la signification de est beaucoup plus large que celle du vocable moderne de chose.
La largeur du champ de invite à faire porter l'analyse sur l'ensemble de l'oeuvre d'Aristote. Sous son aspect négatif d'abord, avec la critique de là sophistique et du platonisme ; sous son aspect positif ensuite, tel qu'il se déploie en trois perspectives essentielles : la relation de l'homme aux choses par la connaissance ; la nature propre de la chose concrète telle qu'elle subsiste par soi dans la nature ; la réalité politique, qui certes est l'oeuvre de l'homme, mais qui aussi subsiste à l'extérieur de lui dans la Cité d'une manière autonome comme ré-publique.
On sait que les textes publiés par le Stagirite ont été perdus, et que le Corpus est constitué de notes de cours rédigées à des époques différentes. C'est dire que le philosophe méditant les écrits d'Aristote ne peut faire l'économie de considérations philologiques, lesquelles ne sont pas ici surcharge érudite mais font corps avec l'interprétation. Ainsi, l'étude précise de l'évolution d'Aristote dans sa théorie du sentir éclaire la genèse du traité De l'âme et invite à reconsidérer le problème de la date de sa rédaction.
On résume souvent par le mot de « réalisme » l'inspiration de la pensée d'Aristote, réalisme « naïf » ajoutent certains naïfs pour désigner une pensée parfaitement au fait de ses présupposés. Mais si le réalisme se définit comme visée du réel, il se trouve affecté d'une énorme ambiguïté puisque la réalité est ce que tente d'exprimer toute philosophie. Une inspiration philosophique va donc se caractériser par le lieu particulier où elle invente de situer ce réel énigmatique ; si Aristote ramène la philosophie du ciel sur la terre c'est parce que, refusant de voir ce réel dans un monde idéal séparé, il veut lire l'essence dans les choses de ce monde, les . Le recours ici fait, à travers la pensée d'Aristote, au sens ancien de vise à revaloriser la notion de chose, à lui redonner l'ampleur qu'elle a perdue en se bornant à désigner de nos jours l'objet simplement inerte.
Comme il y a des poètes maudits, il y eut des penseurs maudits, et ce furent les sophistes. Le nom même de « sophiste », qui signifie « savant », détourné de son sens originel, est devenu synonyme de possesseur d'un savoir faux et trompeur. Aristote, en suivant le verdict de son maître Platon, désigna le sophiste comme « celui qui a de la sagesse l'apparence, non la réalité ». Ne convient-il pas aujourd'hui, avec un simple désir de vérité historique et scientifique, de plaider pour les sophistes ? À travers les figures de Protagoras, Gorgias, Thrasymaque, Critias..., cet ouvrage s'attache à faire revivre la vie et l'oeuvre de ces penseurs itinérants qui inaugurèrent le statut social de l'intellectuel moderne.
La plupart des études réunies ici s'efforcent d'expliquer quelques passages des Dialogues. Le principe de lecture adopté est qu'il ne s'agit pas seulement de résoudre les difficultés liées à certaines thèses, mais de découvrir l'unique question qui traverse et retourne toutes les autres, celle de la pensée. Ce qui revient à dire que philosopher signifie pour Platon inventer et conjuguer tous les moyens de penser mieux, de penser plus, de s'assurer toujours de quoi penser, sans jamais disposer du critère objectif qui permettrait de distinguer la pensée véritable de tout ce qui est la négation ou n'en a que l'apparence. L'actualité de la philosophie platonicienne réside sans doute au fond en cela : nous rappeler inlassablement cette question que la pensée est, doit être et doit rester pour elle-même.
Normalienne et agrégée de philosophie, Monique Dixsaut est professeure émérite de philosophie antique de l'université de Paris-1.