« `Comment s'étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s'appelaient-ils ? Que vous importe ? D'où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l'on sait où l'on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.' Cet incipit à la superbe ironie donne le ton du roman, ou plutôt du non-roman de Diderot. A la fois récit picaresque, écheveau de contes, de nouvelles, de fables, de portraits, libre suite d'essais philosophiques ou moraux, de dissertations, d'exposés, et parfois de simples bons mots, « Jacques le fataliste » se joue de toute tentative de classification et annonce les plus audacieuses émancipations littéraires. S'il hérite de célèbres devanciers telles que « Don Quichotte », « Gil Blas » ou « Vie et opinions de Tristram Shandy », sa structure à tiroirs, le roman apporte une liberté de ton toute nouvelle. Le récit des amours de Jacques, sans cesse interrompu et remis, n'apparaît finalement que comme le prétexte à de multiples digressions et commentaires, adresses, lazzis. Pour l'une des toutes premières fois, le sujet de l'oeuvre devient son objet : les questions du libre arbitre, de la responsabilité, de la fatalité, de la providence ou même d'une présence divine constituent les thèmes d'une écriture qui ose tout. Quelle est notre liberté ? Que décidons-nous de notre vie ? Doit-on croire ? Pourquoi écrire ? Que dire ? Ce parcours écrasant imposait un comédien virtuose, capable de rendre justice aux multiples mouvements du récit. Didier Bezace incarne avec densité et finesse les multiples personnages de « Jacques... » et on imagine difficilement une autre voix pour faire entendre l'inouï - dans le plein sens du terme - humour de Diderot. »
Claude Colombini-Frémeaux
Tuez plutôt votre fille que de l'emprisonner dans un cloître malgré elle, oui, tuez-la : c'est ainsi que Suzanne Simonin, bâtarde contrainte par sa famille à s'engager en religion, s'adresse à l'honnête marquis dont elle attend secours en lui racontant une vie semée d'épreuves et d'humiliations.
Roman pathétique d'une réprouvée en quête d'amour, roman politique d'une prisonnière en quête de justice, roman philosophique des passions troubles engendrées par les interdits sexuels, roman pictural du clair-obscur des corps et des âmes : La Religieuse est tout cela.
Mais Diderot, avec ce récit de destin brisé, engage aussi son lecteur dur les sentiers tortueux d'un érotisme noir ; c'est que Suzanne, qui se proclame figure de l'innocence persécutée, est sans doute plus ambiguë qu'on ne le croit.
Sous forme d'un dialogue vif et parfois provocateur, Le Neveu de Rameau de Denis Diderot met en scène Lui, le neveu du compositeur, et Moi : deux facettes de Diderot, le philosophe qui oeuvre pour les valeurs universelles et intemporelles, et le matérialiste qui pratique le cynisme et le détournement des valeurs. Le manuscrit fut caché, et ce n'est que 15 ans après le décès de Diderot qu'il fut retrouvé en Russie puis, publié en Allemand par Goethe. Il fallut attendre 1891 pour que le texte original paraisse en France.
En 1757 et 1758, Diderot tente un pari aussi grandiose qu'inédit : rénover du même pas la théorie et la pratique du théâtre. Et cela, au pays où le classicisme s'était établi à demeure, sous protection de l'État, absolu, et des chefs-d'oeuvre, impressionnants.
Ce volume donne à lire, pour la première fois en édition de poche, les trois pièces achevées de l'audacieux perturbateur, ainsi que quelques projets dramatiques. Les deux premières furent publiées, puis jouées du vivant de l'auteur, tandis que Est-il bon ? Est-il méchant ? resta à l'état de manuscrit régulièrement visité.
Diderot rêvait d'inventer une nouvelle forme de tragédie, dite domestique, en prose et sans trônes ni princesses, ni cothurnes, où les spectateurs puissent se retrouver, et verser enfin de vraies larmes sur de vrais drames à leur image. Ses trois pièces dessinent pourtant un chemin tout inverse, vers un comique de plus en plus franc. Singulier paradoxe, chez ce philosophe qui doute, comme toutes les Lumières, de la valeur morale des comédies et de la gaieté !
Diderot fut l'un des esprits les plus incisifs de son siècle. En témoignent les oeuvres ici rassemblées, qui permettent de saisir trois moments décisifs de sa pensée. Parce que le philosophe y prend à partie le christianisme et, au-delà, toutes les religions révélées, en se demandant si la foi et la raison peuvent être compatibles, les Pensées philosophiques (1746) furent condamnées au feu par le parlement de Paris. Diderot récidiva pourtant peu après : en 1749, la Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient, où l'opération d'une aveugle-née l'amène à spéculer sur le lien entre nos sens et nos idées morales, lui valut d'être emprisonné à Vincennes pour athéisme. Quant au célèbre Supplément au voyage de Bougainville (1772), dialogue qui peut être lu tout à la fois comme une apologie du bon sauvage, un pamphlet anticlérical et une réflexion sur le bonheur, il interroge avec humour et hardiesse les valeurs qui fondent la civilisation européenne.
"Je crois vous avoir dit que j'avais fait un dialogue entre d'Alembert et moi. En le relisant, il m'a pris en fantaisie d'en faire un second, et il a été fait. Les interlocuteurs sont d'Alembert qui rêve, Bordeu et l'amie de d'Alembert, mademoiselle de Lespinasse. Il est intitulé Le Rêve de d'Alembert. Il n'est pas possible d'être plus profond et plus fou. J'y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse, aussi ne les verra-t-elle jamais ; mais ce qui va bien vous surprendre, c'est qu'il n'y a pas un seul mot de religion, et pas un seul mot déshonnête ; après cela, je vous défie de deviner ce que ce peut être."
Ainsi Diderot annonce-t-il, dans une lettre à Sophie Volland, l'un des textes philosophiques les plus étonnants du XVIIIe siècle. Une philosophie matérialiste est-elle possible ? La sensibilité de la matière est-elle pensable ? Suffit-elle pour expliquer la vie, la pensée et l'unité du sujet ? De la médecine à la morale, l'excursion métaphysique rencontre sur son chemin un clavecin sensible, un essaim d'abeilles, une araignée et des chèvre-pieds...
« N'êtes-vous pas monsieur Diderot ?
- Oui, madame.
- C'est donc vous qui ne croyez rien ?
- Moi-même.
- Cependant votre morale est d'un croyant.
- Pourquoi non, quand il est honnête homme.
- Et cette morale-là, vous la pratiquez ?
- De mon mieux.
- Quoi ! vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ?
- Très rarement.
- Que gagnez-vous donc à ne pas croire ? »
Ainsi commence le dialogue qui, dans l'Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de ***, fait deviser aimablement le philosophe notoirement athée et la dévote mère de famille catholique. Les propos échangés abordent gaiement des thèmes essentiels. La morale peut-elle se concevoir indépendamment de la religion ? La croyance en un Dieu rémunérateur et vengeur est-elle indispensable à l'obéissance aux lois morales ? La religion est-elle un bien ? Est-on libre de croire ou de ne pas croire ?
Ayant des vues brillantes sur tout et le reste, au point que Goethe dut lui octroyer une « tête allemande », il eut été étrange que Diderot ne dît rien du théâtre. Il en résulta trois textes ici réunis. Les deux premiers, Entretiens sur Le Fils naturel (1757) et De la poésie dramatique (1758), exposent la théorie du drame bourgeois, qui entend révolutionner l'idée et la pratique du théâtre, en sortant enfin du « protocole » grec signé il y a deux mille ans. Quant au magnifique « pamphlet » du Paradoxe sur le comédien, peaufiné pendant une décennie à partir de 1769, on ne sait guère pourquoi Diderot le garda sous le coude. Ce « beau paradoxe », qui a fait couler beaucoup d'encre, prétend que « c'est la sensibilité qui fait les comédiens médiocres ; l'extrême sensibilité, les comédiens bornés ; le sens froid et la tête, les comédiens sublimes » (lettre à Grimm, 14 novembre 1769).
Ces trois écrits placent si incontestablement Diderot entre Aristote et Brecht qu'il n'en fut rien : en France on préfère la bataille d'Hernani.
À la fin des années 1740, tandis qu'il se lance dans l'Encyclopédie, Diderot se tourne vers les sciences de la vie. L'opération d'une aveugle-née l'amène à spéculer sur la relation entre ce qu'on voit et ce qu'on est. Contre le chrétien Réaumur, il développe une thèse qui lui vaudra d'être conduit au donjon de Vincennes : nos idées morales dépendent de nos sens ; en matière de métaphysique, un certain relativisme s'impose.
Pourtant, la Lettre sur les aveugles cherche moins à trancher en faveur du scepticisme qu'à soulever des questions et à esquisser une réflexion, très libre, sur le développement des espèces vivantes. C'est ce même mouvement, sinueux qui anime la Lettre sur les sourds et muets. D'où l'idée de la publier conjointement, tout comme Diderot, ou un de ses proches, a choisi de le faire dans l'édition des OEuvres (1772). Cette seconde lettre développe une problématique que son aînée ne fait qu'effleurer : la question du langage. Tout un pan de l'esthétique moderne en est issu.
Dossier :
1. Buffon
2. Cheselden
3. Condillac
4. Diderot et la Société royale de Londres
5. L'enseignement des sourds-muets au xviie-xviiie siècle
6. Le génie des langues
7. Les grammairiens-philosophes
8. Les newtoniens de Cambridge
9. Le père Castel et son clavecin oculaire
10. Le « problème de Molyneux »
11. Les querelles littéraires
12. Réaumur
13. Les rhéteurs-prêtres
Rédigées en 1746, sans nom d'auteur, et aussitôt condamnées au feu par le Parlement de Paris, les Pensées philosophiques prennent à partie le christianisme, et au-delà toutes les religions révélées : ou la foi est compatible avec la raison humaine et les religions doivent accepter le doute et la critique et se réformer pour rejoindre « la religion naturelle » ; ou elle ne l'est pas, et comment admettre alors que Dieu exige des hommes qu'ils lui sacrifient leur raison ?
Cette alternative, c'est celle que pose le déisme, avec la volonté de placer la raison au coeur des systèmes religieux (dogmes, croyances, témoignages, miracles, Livres saints, etc.). Si l'on crédite généralement les Lumières d'avoir posé les bases philosophiques de la tolérance et de la laïcité, on ignore le plus souvent le rôle joué par le déisme dans le combat de la foi et de la raison. Les Pensées philosophiques, livre subtil qui mobilise toutes les ressources du style pour faire du lecteur son allié, est la première oeuvre philosophique à porter sur la place publique le débat qui oppose les déistes aux tenants des religions établies.
Faut-il respecter la loi même lorsqu'elle est injuste ? C'est à cette épineuse question que tentent de répondre le père de Diderot et ses enfants réunis à ses côtés, dans une conversation sans cesse interrompue par de nombreuses visites.
À mi-chemin entre le dialogue et le conte philosophique, l'oeuvre invite le lecteur à réfléchir à son rapport à la loi, à partir de cas concrets, inspirés du quotidien.
Et Diderot de rappeler que l'intérêt collectif ne saurait en aucun cas être sacrifié à l'intérêt individuel, dans la démarche audacieuse et nécessairement exceptionnelle qui consiste pour un citoyen à « se mettre au-dessus des lois ».
Illustration : Séverine Scaglia © Flammarion
© Éditions Flammarion 2010.
Édition revue, 2014.
Quel est le statut de l'individu dans le couple (Ceci n'est pas un conte) ? Le sage doit-il toujours respecter la loi (Entretien d'un père avec ses enfants) ? La morale peut-elle se passer de fondement religieux (Entretien d'un philosophe avec Madame la Maréchale de ***) ?...Dans les récits brefs et piquants qu'il rédige entre 1768 et 1774, Diderot s'inspire d'anecdotes et de personnages réels pour interroger les moeurs de son temps et mettre à mal l'édifice vermoulu des conventions sociales. Faisant du conte un laboratoire de morale expérimentale, il aborde les questions du mariage, de l'infidélité, de la condition féminine, de la vertu ou encore de l'athéisme, et invite le lecteur à rassembler ces fragments d'histoires et de dialogues pour tenter de saisir la vérité toujours mouvante de l'humain.Ce volume contient :Mystification - Les Deux Amis de Bourbonne - Entretien d'un père avec ses enfants - Ceci n'est pas un conte - Madame de la Carlière - Entretien d'un philosophe avec Madame la Maréchale de ***